Communiqué
Voir c’est être vu.
Par des yeux liquides et liquéfiants, béances livides dégoulinant du noir, d’où s’écoule un flux de lumière aveuglante en tentacules dont l’emprise apparaît comme fatale. Le propre de la fascination est de ne plus pouvoir détacher son regard de son objet, à vouloir trop voir on n’y voit plus – sidération létale, regard thanatique, « de Méduse n’as-tu point entendu parler ? »[1].
La peinture d’Emmanuel Van der Meulen est une peinture scopique. Après Quod Apparet (ce qui apparaît) en 2017 et Opsis (la vue) en 2019, Medusa (Méduse), troisième volet de ce triptyque présenté à la Galerie Allen, met également en jeu la vision et ses paradoxes. Seulement le carré « a mal tourné »[2] ; il n’y a plus d’écran mais ce n’est pas pour ça qu’on y voit mieux. Il y a danger d’éblouissement par ces peurs blanches sur fonds noirs, où l’absence pourrait être la cause de l’horreur. À ceci près qu’ici l’absence est épaisse, l’abîme s’ouvre – lentement – par l’ajout de la peinture, depuis le centre vers les bords de la toile.
Deux orbites vides se remplissent d’un liquide bouillonnant, blanchâtre et épais, devenant peu à peu des yeux, renaissant après deux cents ans de sommeil forcé. Asa, sorcière maléfique, va pouvoir assouvir sa vengeance en aspirant la force vitale de sa descendante Katia
– arrêt sur image.
Huit visages sont figés dans la peur – l’inquiétude du moins –, instantanés de films de Mario Bava passés en noir et blanc, recadrés et sérigraphiés. Seize yeux ouverts, qui ne clignent pas (« don’t blink » est l’injonction salvatrice face aux statues d’anges pleureurs de la série Doctor Who[3]). À ces visages se superpose un motif, entre la cible et l’instrument de mesure, pointant tantôt une tempe, tantôt un cri (celui de Gorgô, dans certains récits aussi effroyable que son regard), tantôt un œil – Asa/Katia : Barbara[4]. Sec et analytique, à l’encre graphite irisée, il refroidit les scènes autant qu’il en déplace la perspective – le point de fuite est dans l’œil de qui regarde. Ce qui est médusant dans la scène ne se voit pas, se situe dans le face à face des regards.
Avec un miroir dans l’œil, on peut chercher hors-champ, au-delà de l’image pour comprendre ce qui, au vu et au su de tou·te·s, se montrait sans que l’on n’ose le voir. Passée la sidération première et dans un regard plus tempéré, les tableaux cessent d’être des images, et donnent à voir les traces d’un faire, d’un temps plus long que celui de la stupeur. Celui de la peinture, abandonnée à elle-même sur la surface de la toile. À la fulgurance de l’effroi elle répond avec indolence. Elle s’écoule à plusieurs reprises sur le fond, rencontre sur sa route des obstacles méthodiquement agencés entre le châssis et la toile pour en heurter les bords et manifester l’existence du tableau. On se souvient d’un autre « choc », celui de Morris Louis à la découverte d’une toile d’Helen Frankenthaler, et de ses vastes peintures qui presque dialectiquement s’en sont suivies.
Le mystère est cependant tenace, et ces gestes de recouvrement successifs opèrent un retrait, révélant ce qui se trouve derrière la peinture, derrière la densité de la surface noire, derrière le masque du démon. Un franchissement a lieu dans le jeu du négatif. La peinture blanche, blêmissante, macule et laisse voir à la manière d’un photogramme ce qui a eu lieu : trame de la toile et accrocs, résurgence de la couleur et du dessous. L’image apparaît elle aussi depuis le négatif de l’écran sérigraphique. C’est dans les passages et l’opacification mate de l’encre et de la peinture, dans le trouble de la surface que quelque chose se joue.
Les portes de l’Hadès jusqu’alors gardées par la Gorgone s’ouvrent, et l’image se dissout dans la liquidité de la matière et dans le geste jusqu’à perdre sa fonction analogique[5]. Il y a métamorphose, le visible s’ouvre sur le concret – l’optique et l’haptique ne sont jamais très loin. Un plaisir presque tactile s’éprouve dans la durée et l’épaisseur de la peinture ; ce second regard valait le risque encouru. L’on comprend alors que c’est la résistance de la matière à l’image qui symbolise ce qui a disparu, non dans une décapitation mais dans un mouvement d’imprégnation.
Plot-twist –
Il n’est ici pas question d’un récit horrifique mais d’un apprentissage. Et c’est le tableau qui se charge de cette ambivalence : comme miroir conjurant l’horreur il est le dévoilement, dans un « jumpscare en slow motion »[6], de la vérité toute matérielle et structurelle de la peinture.
– Carin Klonowski
1. Faust I de Johann Wolfgang von Goethe. Réplique de Méphistophélès à Faust qui croit apercevoir Marguerite et la pressent en danger, lors de la nuit de Walpurgis.
2. Échange avec l’artiste dans son atelier, novembre 2022.
3. « Blink », épisode 3 saison 10, où Sally et le Docteur font face aux Weeping Angels, créatures qui se métamorphosent en statues ailées dès qu’elles font l’objet d’un regard.
4. Dans Le Masque du démon de Mario Bava, Barbara Steele interprète simultanément (spéculairement ?) les deux personnages principaux du film.
5. Jean-François Rauger, dans sa conférence Mario Bava : l’image qui saigne, parle d’un effet similaire dans l’utilisation du flou chez le cinéaste (La Cinémathèque française, 2019).
6. Correspondance par mail avec l’artiste, novembre 2022.
Medusa
du 04.02.2023 au 25.03.2023 , Galerie Allen
Medusa
du 04.02.2023 au 25.03.2023 , Galerie Allen
Medusa
du 04.02.2023 au 25.03.2023 , Galerie Allen
Medusa
du 04.02.2023 au 25.03.2023 , Galerie Allen
Medusa
du 04.02.2023 au 25.03.2023 , Galerie Allen
Medusa
du 04.02.2023 au 25.03.2023 , Galerie Allen
Medusa I, 2022
acrylique sur toile
150 x 150cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Medusa II, 2022
acrylique sur toile
150 x 150cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Medusa III, 2022
acrylique sur toile
150 x 150cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Medusa IV, 2022
acrylique sur toile
150 x 150cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Medusa V, 2022
acrylique sur toile
150 x 150cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Leonora), 2022
Suite Bava
Sérigraphie sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Luciano), 2022
Suite Bava
Sérigraphie sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Erika), 2022
Suite Bava
Encre sérigraphique sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Christopher), 2022
Suite Bava
Sérigraphie sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Barbara), 2022
Suite Bava
Sérigraphie sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Alessio), 2022
Suite Bava
Sérigraphie sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Don B), 2022
Suite Bava
Sérigraphie sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris
Suite Bava (Daliah), 2022
Suite Bava
Sérigraphie sur papier
80 x 60 cm
Encadrement : 82.5 x 62.5 cm
Courtesy the artist and Galerie Allen, Paris